Le fantôme
Le fantôme
Lorsque je serai morte, et que, seul sur la terre,
Tu t'en iras rêvant aux jours ensevelis,
Ne crois pas, bien-aimé, que la nuit solitaire
Pourra longtemps leurrer mon coeur de ses oublis.
Quand la lune, le soir, mettra sa lueur blanche
Sur le gazon moelleux où s'endorment les fleurs,
Quand l'ombre des cyprès qui, pensive, se penche
Mettra sur les tombeaux de lugubres pâleurs,
Soudain hors du cercueil je m'en irai légère,
Je passerai frôlant le gazon argenté,
Sans troubler les oiseaux dans leurs nids de fougère,
Sans faire tressaillir la calme nuit d'été.
A travers la forêt au silencieux dôme,
A travers la vallée aux recoins ténébreux
Je glisserai, mes pieds vaporeux de fantôme
Laissant une traînée étrange derrière eux.
Près de ta couche enfin, sous la veilleuse pâle,
Je m'arrêterai, spectre indécis et blafard,
Et les mots dans ma bouche auront un bruit de râle,
Je te contemplerai de mes yeux sans regard,
Et je t'enlacerai de mes bras sans étreinte,
Et je te baiserai longuement et sans bruit,
Et je prolongerai l'extase horrible et sainte
Jusqu'à ce que le jour me rappelle à la nuit.
Alors dans le chemin qui monte au cimetière
L'on me verra passer, lente et comme à regret,
Pour reprendre là-bas mon sommeil sous la pierre,
Pour garder du linceul l'immuable secret.
Et le soleil joyeux envahira ta porte;
Mais avant de sourire au monde clair et beau
Tu te diras tout bas: "J'ai rêvé de la morte
Et j'irai déposer des fleurs sur son tombeau."
Chants d'Aurore, 1886.