Une douce philosophie
Une douce philosophie
Nous avions, ce soir-là, causé philosophie -
C'est un sujet fatal et dont je me méfie
Puisqu'il fit à mon front monter une rougeur,
Parce qu'il me rend grave et qu'il vous rend songeur;
Tandis que vous parliez de la douleur intense
Que tout homme connaît en sondant l'existence,
Tandis que vous parliez du monde et du destin,
Du bonheur entrevu mais toujours si lointain
Que, mirage peut-être, on ne sait s'il existe:
J'agitais en mon coeur une chose moins triste,
Je me disais que, moi, je n'aurais pas besoin,
Pour trouver le bonheur, de le chercher bien loin;
Je n'aurais qu'à poser mes deux mains sur les vôtres;
Ce rêve me ferait oublier tous les autres
Qui ne peuvent, hélas! s'accomplir ici-bas.
Moi, pour aimer la vie, il ne me faudrait pas
De consolation plus charmante et meilleure
Que vos doigts fins posés sur mon front quand je pleure,
Et vos yeux chers plongés dans mes yeux quand je ris.
Je ne désirerais, je n'ai jamais compris
Qu'un seul bonheur, et c'est celui de vous entendre
Me parler doucement avec votre voix tendre;
C'est tout ce que mon coeur demanderait au sort;
Que me ferait le reste, et que serait la mort?
L'oubli même viendrait de sa lente morsure
Me prendre à votre coeur, du moins si j'étais sûre
Qu'une larme de vous baiserait mon tombeau,
L'avenir me serait ineffablement beau!
Croyez-moi, ne causons jamais philosophie -
C'est un sujet fatal et dont je me méfie
Et qui me fait au front monter une rougeur,
Parce qu'il me rend grave et qu'il vous rend songeur.
Chants d'Aurore, 1886