Demeures
Demeures
Ah! vous ne savez pas combien de fois mes heures,
Avec leurs voeux confus,
Me jettent dans vos bras bien-aimés, ô demeures
Que je ne verrai plus!
Combien je vous habite au feu des frénésies
Que versent les passés
Quand je vais secouant vos portes engourdies
Et vos stores baissés.
Je fais entrer en vous du ciel et de la lune
Et la couleur des bois;
L'aurore avec sa rose et l'ombre avec l'eau brune
Comblent vos miroirs froids.
Que vous soyez ambrés aux coteaux des Espagnes
Par les soleils vineux,
Ou que vous écoutiez l'orgue aigu des montagnes
Les pins parler entre eux;
Que, pensifs, respirant la Toscane aux beaux fleuves,
Vous portiez des balcons
Sur qui se sont rompus contre les amours neuves
Les désirs moribonds.
Palais que les ennuis des rois et des poètes
Ont roulés dans le sang;
Loggia rêveuse assise aux pentes inquiètes
Où Rome se suspend,
Auberge, odeur de route où le minuit s'enfièvre
De chants et de grelots,
Et vous les chauds logis brûlants comme une lèvre
Que frappent des sanglots;
Vous, abris de douceur et de rage, murailles
Tremblantes de rosiers,
Qui sursautiez parfois dans un bruit de sonailles
Au chant des muletiers;
Château large où, le soir, l'ombre des cimes grêles
Se pose en soupirant,
Et qui laissiez traîner la voix des sentinelles
Dans le jeu du torrent;
O je m'assieds en vous très triste et je me couche
Dans vos lits bienheureux,
J'appuie à vos portraits mes deux yeux et ma bouche
Et je dis: "Ce sont eux!"
J'allonge aux plis poiurprés de vos dormeuses basses
Mon rêve avec mon corps,
Et je roule ma tête au vent de vos terrasses.
Voluptueux décors!
Toits unis ou marbrés de mousses et de rouille,
Seuils où le doigt léger
Du temps a laissé choir de la sombre quenouille
Un flocon passager,
Je vous visite avec ma tendresse, je baise
Vos contours sur le sol,
Vous qui sentiez l'oeillet, la brûlure et la fraise
Ou le pin parasol.
Puisque je fus pour vous la suprême passante
Qui ne vient qu'une fois,
Que votre air a gardé la grâce incandescente
Et triste de ma voix,
Et puisqu'en me logeant même une nuit, beaux gîtes,
Vous avez tous logé
Un coeur pour qui la joie, hélas! fut plus petite
Que la fleur du verger;
Demeures de mon mal, ne laissez plus personne
Serrer entre vos murs
L'amour qui se dénoue et l'amour qui se donne
De l'aube aux baisers mûrs.
Gardez-moi mon délire, ô gardez-moi ma vie
Intacts et sans couchant
Si vous ne voulez pas que je vous incendie
Un jour en vous touchant...
Le jardin passionné, 1908