Hélène Vacaresco

Hélène Vacaresco

Demeures

Demeures

 

Ah! vous ne savez pas combien de fois mes heures,

Avec leurs voeux confus,

Me jettent dans vos bras bien-aimés, ô demeures

Que je ne verrai plus!

 

Combien je vous habite au feu des frénésies

Que versent les passés

Quand je vais secouant vos portes engourdies

Et vos stores baissés.

 

Je fais entrer en vous du ciel et de la lune

Et la couleur des bois;

L'aurore avec sa rose et l'ombre avec l'eau brune

Comblent vos miroirs froids.

 

Que vous soyez ambrés aux coteaux des Espagnes

Par les soleils vineux,

Ou que vous écoutiez l'orgue aigu des montagnes

Les pins parler entre eux;

 

Que, pensifs, respirant la Toscane aux beaux fleuves,

Vous portiez des balcons

Sur qui se sont rompus contre les amours neuves

Les désirs moribonds.

 

Palais que les ennuis des rois et des poètes

Ont roulés dans le sang;

Loggia rêveuse assise aux pentes inquiètes

Où Rome se suspend,

 

Auberge, odeur de route où le minuit s'enfièvre

De chants et de grelots,

Et vous les chauds logis brûlants comme une lèvre

Que frappent des sanglots;

 

Vous, abris de douceur et de rage, murailles

Tremblantes de rosiers,

Qui sursautiez parfois dans un bruit de sonailles

Au chant des muletiers;

 

Château large où, le soir, l'ombre des cimes grêles

Se pose en soupirant,

Et qui laissiez traîner la voix des sentinelles

Dans le jeu du torrent;

 

O je m'assieds en vous très triste et je me couche

Dans vos lits bienheureux,

J'appuie à vos portraits mes deux yeux et ma bouche

Et je dis: "Ce sont eux!"

 

J'allonge aux plis poiurprés de vos dormeuses basses

Mon rêve avec mon corps,

Et je roule ma tête au vent de vos terrasses.

Voluptueux décors!

 

Toits unis ou marbrés de mousses et de rouille,

Seuils où le doigt léger

Du temps a laissé choir de la sombre quenouille

Un flocon passager,

 

Je vous visite avec ma tendresse, je baise

Vos contours sur le sol,

Vous qui sentiez l'oeillet, la brûlure et la fraise

Ou le pin parasol.

 

Puisque je fus pour vous la suprême passante

Qui ne vient qu'une fois,

Que votre air a gardé la grâce incandescente

Et triste de ma voix,

 

Et puisqu'en me logeant même une nuit, beaux gîtes,

Vous avez tous logé

Un coeur pour qui la joie, hélas! fut plus petite

Que la fleur du verger;

 

Demeures de mon mal, ne laissez plus personne

Serrer entre vos murs

L'amour qui se dénoue et l'amour qui se donne

De l'aube aux baisers mûrs.

 

Gardez-moi mon délire, ô gardez-moi ma vie

Intacts et sans couchant

Si vous ne voulez pas que je vous incendie

Un jour en vous touchant...

 

Le jardin passionné, 1908



24/11/2012
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