Jeanne la folle
Jeanne la folle
Chronique castillane
A ma soeur
Sur son lit de parade, en grands habits de fête,
Le roi Philippe est beau comme aux jours des combats,
Il a le sceptre, il a le bandeau d'or en tête:
Près de lui, l'on chuchote et l'on pleure tout bas.
Or, voici que du fond de la salle, une femme
Derrière elle traînant sa robe à larges plis,
S'avance et se prosterne à genoux, sous la flamme
Des cierges que déjà le jour blême a pâlis!
"Ceux qui te voient dormir sur ta couche royale
Savent bien mal t'aimer, Monseigneur, et comment
M'a-t-on pu dire à moi, ton épouse loyale,
Que la mort te tenait dans son embrassement?
Quel est donc l'insolent, quel est le serf, le traître
Qui m'est venu conter ce mensonge hideux?
N'est-ce pas cher époux, n'est-ce pas, mon doux maître,
Que nous allons bientôt le confondre à nous deux?
Quel est cet appareil solennel et farouche,
Pourquoi ce sombre deuil, pourquoi ces pleurs cuisants
Et l'ombre des drapeaux alternant sur ta couche
Avec le fauve éclat des chandeliers pesants?
Un étrange silence emplit notre demeure,
Toi-même tu parais triste dans ton sommeil.
Tu verra, nous serons si joyeux tout à l'heure,
Déjà sur l'horizon se montre le soleil.
Réveillez-vous, seigneur, réveille-toi, chère âme,
Ton faucon à l'oeil jaune agite ses grelots,
Sur le fleuve doré la brume met sa trame,
N'es-tu pas las, d'ailleurs, d'entendre ces sanglots?
Ils pleurent comme si la Mort, ta pâle esclave,
Rebelle, avait osé t'atteindre, et comme si
Ele pouvait toucher ton front joyeux qui brave
Et les ans et la guerre et le sombre souci.
Voici ton casque d'or, ô roi, voici ton glaive,
Lève pour le saisir ton bras appesanti,
Tu vas te réveiller, tout cela n'est qu'un rêve,
O Philippe, dis-moi que ces gens ont menti!"
Et soulevant le mort de sa main frêle et froide,
Elle continua son délire hautain,
Mais le roi, lourdement laissa sa tête roide
Retomber et creuser l'oreiller de satin.
Chants d'Aurore, 1886