L'idée de la mort
L'idée de la mort
A Sa Majesté la Reine de Roumanie.
Au printemps, sous le ciel clair comme un oeil de vierge
Où les étoiles ont un tremblement de cierge,
Sur les coteaux, aux champs, aux bords moelleux des lacs,
Au bois, où l'oiseau prend les branches pour hamacs,
Partout où la nature, inépuisable amante,
Offre en vain à tous ceux que le doute tourments
Des tableaux reposants et des songes sauveurs,
Au poète des vers, des secrets aux rêveurs,
Je me suis demandé, je me demande encor
Comment l'humanité, riche d'un tel trésor,
Médit de l'existence en accusant son Dieu,
Comment elle n'est pas satisfaite, au milieu
Des clartés, des parfums, des rayons et des chants?
La rougeur des matins, la pourpre des couchants,
La lune qui blanchit le sable des allées,
Le beau rosier, pleurant les feuilles effeuillées
Qui semblent avoir pris le vent pour encensoir,
Le banc cher où la nuit les amants vont s'asseoir
Ne suffisent donc pas à faire aimer la vie?
De quel Eden mystique avons-nous donc envie?
Le sort nous a-t-il faits à ce point malheureux
Que rien ne puisse emplir notre coeur sombre et creux?
Non, mais ce qui pour nous rend la Nature triste
Et l'amour douloureux, c'est qu'un cruel trappiste
Nous dit à chaque pas: "Frères, il faut mourir!"
Nous savons qu'au printemps les roses vont s'ouvrir
Pour tomber sous le chaud baiser du vent agile,
Et nous ne connaissons rien qui ne soit fragile,
Qu'on ne craigne de perdre avant la fin du jour,
Et nos coeurs inquiets vont d'amour en amour,
Et nos yeux ont sans cesse à pleurer quelque chose,
Pas de point lumineux où l'ombre ne se pose!
Quand je te tiens la main, ô mon doux bien-aimé,
Quand mon coeur sur toi seul semble d'être fermé,
Je songe que tous deux nous serons, sous la terre,
Peut-être séparés, et qu'un affreux mystère
A tout jamais clôra l'étreinte de nos bras;
Même à côté de toi je ne sentirai pas
Le doux rapprochement de la funèbre couche;
La mort aura posé son baiser sur ta bouche
Et le mien plus jamais n'y viendra refleurir,
Et nous oublierons tout: perdre le souvenir
Me semble plus affreux que perdre l'espérance;
Ah! que je plains les morts de leur indifférence!
Mais tout être ici-bas, quand sa lampe a pâli,
Roule de rêve en rêve à l'éternel oubli;
O saintes floraisons du printemps qui s'éveille
Je vous aime; et demain, peut-être, mon oreille
Sera sourde aux rumeurs dont vous vous emplissez.
Océan incertain qui, sur les flots plissés,
Balançais hier encor ma barque aventureuse,
Peut-être descendrai-je en la nuit ténébreuse
Sans revoir ces flots verts sur le roc résonnant.
Et le pâtre songeur qui siffle en cheminant,
La fiancé avec son beau front virginal,
Le rêveur, que le ciel attire et sollicite,
L'enfant au sommeil pur qu'un séraphin visaite,
La mère qui du pied balance le berceau,
Le marin s'endormant au roulis du vaisseau
En rêvant de baiser le sol de sa patrie,
Tout ce qui sous le ciel chante, espère, aime et prie,
Doit passer, et mourra peut-être avant de voir
S'épanouir son chant, son rêve ou son espoir;
Et d'éphémères fleurs s'ouvriront sur leurs tombes,
Leur souvenir fuira comme un vol de colombes
Que l'on voit s'enfoncer dans l'horizon lointain.
Certes, quand le soleil revient chaque matin
Enlever la rosée au marbre solitaire,
Les morts doivent se dire: "Il fait grand jour sur terre,
Que l'on doit être bien là-bas dans nos maisons!
Nous ne connaîtrons plus les joyeuses saisons,
Ni les enlacements des bras fiévreux et tendres
Dans le sentier des bois aux ténébreux méandres.
Rendormons-nous, l'oubli vient avec le sommeil."
Et le soir, quand la lune, à l'horizon vermeil,
Montre sa tête blonde et lentement émerge
Derrière les roseaux frissonnant de la berge,
Hautaine et souriante avec son regard clair,
Les étoiles d'argent qui la suivent ont l'air
De vierges qu'une reine attache à son cortège.
Certes, quand ses rayons blafards comme la neige
S'infiltrent à travers les fentes des tombeaux,
Les morts disent soudain: "Que les vallons sont beaux
Sous ce rayonnement qui jusqu'à nous pénètre!
Qu'elle doit être blanche et calme, la fenêtre
Où les amants se sont donné leur rendez-vous;
Mais le cercueil meurtrit nos fronts, rendormons-nous,
Plongeons-nous dans l'oubli; c'est notre seule ivresse!
Quelle nuit, quelle longue et funèbre paresse
A posé sur nos yeux des paupières de plomb!
Nos bouches ont déjà désappris notre nom.
Nos coeurs sans battements sont froids comme nos lèvres.
Nous ne nous chauffons plus à ces humaines fièvres
Qui jadis dans nos seins ont promené leurs feux!"
C'est ainsi que les morts ont des cris douloureux
Dans le sépulcre étroit où le linceul se froisse,
Et la nature entière a compris leur angoisse,
Les vivants n'osent plus fouler allègrement
Cette terre qui couvre un sombre entassement
De générations froides et disparues,
Et le crâne bondit sous le soc des charrues;
Sous les pas alanguis et doux des amoureux,
Au-dessus d'un tombeau, le sentier sonne creux.
Toute argile est mêlée à de la cendre humaine,
Il n'est pas une fleur que le printemps ramène
Qui ne doive sa sève à quelque corps glacé!
Il n'est pas de zéphyr joyeux qui n'ait passé
A travers les cyprès, au fond des cimetières,
Il n'est pas de front pur, pas de têtes altières
Où le vent de la mort ne souffle son effroi,
Car l'ange solennel arrive et dit: "C'est moi!
Voilà, je suis entré sans qu'on ouvrit la porte,
Par un chemin si noir, que nul n'a constaté
S'il va vers le néant ou vers l'éternité!"
Chants d'Aurore, 1886.