Ni ce soir...
Ni ce soir...
Ni ce soir, ni demain, ni plus tard, ni jamais
Je ne serai la même.
C'est fini ce plaisir, ce deuil où tu n'aimais
Que moi, la très extrême.
Toujours au fond du coeur, et pour le monde entier,
Je demeure excessive.
Je sais encor me tordre et jouir et crier
Sur tout ce qui m'arrive.
Je sais lever les bras et retomber encor
Aux plis de mon ivresse,
Et pleure si le soir a moins d'arome et d'or
Pour vêtir sa tristesse.
Je sais de quelle voix dire au tombeau: "Je suis
Une triste poussière;
Dans mes jours les plus chauds je compte sur vos nuits
De froidure et de pierre!"
Par les jardins peuplés de sources et d'odeurs
Et que la lune arrose,
Je sais attendre avec les deux mains sur mon coeur
Quelque ineffable chose.
Je sais trouver au bord de tout ce qui me plaît
Une mélancolie.
Je sais que je vivrai ma fièvre et mon regret
Tout le long de ma vie.
Je sais des jours blessés de poignards, des jours fous,
Et ceux qui saignent, pire,
Amers, mouillés et gris, comme un lit de cailloux
D'où la mer se retire.
Mais ce souci m'a prise et ne me quitte plus,
Pas même une seconde.
Le besoin de jeter mes voeux irrésolus
Dans la douleur du monde;
Le désir qui me porte ainsi qu'un tourbillon
De pluie et de nuée
Vers la cime où, le soir, la triste Passion
Palpite exténuée.
Je ne veux plus de toi, ni de moi, ni de nous.
J'irai par les orages
Voir comment la chaleur de ses faibles genoux
Dévore les visages.
Et je mettrai ma bouche entre ses doigts crispés
Par tant de violence
Que j'y boirai le suc des jours qu'elle a trempés
Dans sa magnificence.
Le jardin passionné, 1908.