On me dira peut-être...
On me dira peut-être...
On me dira peut-être, et je devrai me taire:
"Pauvre morte, il fait doux, il fait divin sur terre.
L'odeur du maïs mûr a l'air de prendre exprès
L'ombre où le banc verdit sous les rameaux ambrés,
Pour que l'ombre et le banc jouissent de la plaine.
Le visage du jour argente la fontaine,
Le visage du soir est d'or entre les joncs.
Pauvre morte, il fait doux. Hélas! nous te plaignons!"
J'aimerais leur répondre et je devrai me taire,
Je sais, je vois, j'entends; il fait divin sur terre,
Ma porte et ma maison et ma lampe d'azur,
Le divan de l'estrade et le miroir du mur,
Le panier qui tenait mes livres et mes voiles,
Le tapis souple où tourne une ronde d'étoiles,
La source, le verger aux grands arbres feuillus,
Tout cela qui fut moi, je ne le touche plus!
Je n'ai rien pris des jours aux tièdes plénitudes,
Ni des soirs pour remplir un peu mes solitudes.
Je n'ai pas retenu contre mes doigts fermés
Le parfum des instants qui les ont embaumés.
Ceux qui tiennent le monde avec leurs mains vivaces
Ne savent point mes deuils, mes jeux et mes audaces.
Et moi, qui fus l'avril, je ne suis plus pour eux
Qu'une tombe attristante aux pas vifs des heureux.
Mais j'ai vécu ma force et ma douleur complète;
Tout destin qui suivra mon destin le reflète.
J'ai savouré le deuil, j'ai voulu la beauté,
J'ai crié sur ma joie et mon bonheur emporté,
J'ai brûlé tout mon sort furieux sur ma bouche...
J'ai tant aimé la terre où l'homme entre et se couche
Et l'espace qui tend les gestes et les yeux,
Que je ne pleure aucun de mes jours sous les cieux.
J'ai mis en tout instant le meilleur de moi-même
Et vous ne pourrez point goûter d'instant extrême
Où je ne vienne avec mon délire enchanté,
Ni trouver un désir que mon voeu n'ait tenté,
Et vous, ô ma sagesse, et vous, ô mes folies,
Je vous aurai si vite et si fort poursuivies
En vous jetant un peu de mon éternité,
Que l'on doit me revivre au feu des autres vies.
Le jardin passionné, 1908