Un rêve
Un rêve
J'ai fait toute la nuit des rêves singuliers. -
J'étais seule avec toi sous les grands peupliers,
Près de l'étroit talus que la rivière creuse;
Le vent du soir avait toujours sa voix pleureuse,
Et sous le frôlement langoureux des lilas,
Dans l'ombre, vers le mien se penchait ton front las.
Comme un ressouvenir des choses que l'on aime,
Il était dans mon rêve étrangement le même
Ce petit coin de terre, avec ses peupliers
Et tous les bruits confus qui nous sont familiers.
Mais nous seuls nous étions changés; j'avais à peine
Senti l'âme des fleurs voler dans leur haleine,
J'entendais s'alanguir ta démarche et ta voix,
Ton regard n'avait plus sa chaleur d'autrefois;
Nous marchions sans frémir sous les feuillages souples
Où les oiseaux volaient et se posaient par couples.
Tous les refrains d'amour comme des chants d'adieux
Saluaient notre oreille; hélas! nous étions vieux!
Vieux, devant ce regain de verdeur et de roses;
Vieux devant la jeunesse éternelle des choses!
Et l'onde lumineuse éclaboussant le bord,
Et le chêne qui vibre à la brise et qui tord
Ses grands bras tourmentés en vain par les orages,
Et la blancheur du tremble aux vacillants ombrages
Dans lesquels le ciel rit et s'encadre si bien -
Tout ce monde d'amour ne nous disait plus rien.
Mets ta main dans la mienne, allons tous deux bien vite
Sous les arbres moussus dont la fraîcheur invite
Et nous verrons au loin le profil bleu des monts;
Car je sais maintenant pourquoi nous les aimons,
Pourquoi leurs mille voix, fraîches comme l'aurore,
Nous parlent d'avenir quand notre oeil les explore,
Ces lieux toujours nouveaux et pourtant familiers
Où je marche avec toi sous les grands peupliers.
Chants d'Aurore, 1886